8 questions à Alfred Alexandre
Considéré comme le chef de file de la génération littéraire post-créolité, Alfred Alexandre vit et écrit en Martinique. L’expérience charnelle de l’insularité constitue l’une des caractéristiques majeures de sa littérature… L’errance est le thème central qui traverse et donne son unité à une œuvre ouvrant sur une multiplicité de genres : roman, théâtre, essai, poésie, scénario. Parallèlement à son travail de création artistique, Alfred Alexandre a en charge la conception et la mise en œuvre de nombreux projets culturels.
Passionné de l’histoire de la littérature antillaise, nous avons rencontré Alfred Alexandre qui nous a présenté sa vision de l’écriture qui est le lieu (paysages, climats, sons, histoires, mythes, textes, espace social, etc.) qu’il habite.
Sur la création
1. Qu’est-ce qui inspire votre écriture ? Votre pays et son histoire, les paysages baignés de lumière de l’île aux fleurs ou les écrits de vos auteurs favoris?
Pays... paysages... lumières, sons, couleurs, voix, mythes… bien sûr qu'il y a "un lieu", c'est-à-dire un ensemble d'expériences sensibles et intellectuelles qui déterminent un imaginaire ou, si on préfère, le matériau informe d'une écriture. C’est prioritairement le lieu que j’habite physiquement... L’expérience charnelle et quotidienne de l’insularité constituant, en effet, l’une des données majeures de ma littérature…Mais ce sont aussi tous les autres lieux du monde que la rêverie et la fréquentation des œuvres m’invitent librement à occuper…
2. Vous êtes de formation philosophe. Est-ce que votre formation détermine la trajectoire de l'écrivain?
J’ai beaucoup aimé lire, et continue ici et là à lire les philosophes dont les pensées, comme matériau poétique, parmi d'autres matériaux possibles, habite ma pratique d'écriture. Par exemple, pour Bord de canal, La nuit caribéenne et Les villes assassines (Écriture), je trouvais fécond à l'époque où j'écrivais cette trilogie, de m'inspirer de certaines analyses de Michel Foucault sur le bio-politique pour construire l'espace dramatique de récits dont l'action principale se déroule dans les rues de Fort-de-France. Tandis que pour écrire La Ballade de Leila Khane (Mémoire d’encrier) je me suis souvenu de Saint-Augustin, chez qui il m'avait semblé entrevoir une philosophie de l'amour, et une réflexion sur l'errance et l'exil (thèmes centraux du livre). Tout comme, autre matériau pour l’imaginaire, je me suis également souvenu, pour écrire ce recueil de poésie, du mythe littéraire de Leila et Majnoun, ou encore de la poésie amoureuse d'Omar Khayyâm dont les Ballades m'ont longtemps fasciné. Une partie non négligeable de ma vie étudiante ayant été consacrée à m’initier à la philosophie arabe (au point d'y avoir consacré un mémoire, fort heureusement oublié depuis) et, par extension, à découvrir et aimer les littératures arabes et persanes. La philosophie n'est donc pas l'unique discipline que j'interroge mais elle continue, c'est vrai, discrètement, à me tenir compagnie. Et ce que disent et écrivent les philosophes qui aujourd’hui occupent la scène intellectuelle m’intéressent. Qu’il s’agisse, par exemple, du renouveau des réflexions autour de la question du genre ou des pensées décoloniales contemporaines du décentrement occidental du monde. Mes deux derniers livres portent en écho la résonance de ces questionnements contemporains.
Sur la lecture
3. Le catalogue de la BA offre vos œuvres littéraires, La ballade de Leïla Khane, Le bar des Amériques, Aimé Césaire, la part intime, Les villes assassines, Une anthologie du désir. Première nuit. Laquelle recommanderiez-vous à nos lecteurs désireux de découvrir votre imaginaire?
J'ai une grande tendresse pour le recueil de poésie La ballade de Leila Khane, sans doute parce que c'est mon texte le plus tranquillement lumineux. Mais s'il me fallait - puisque vous me le demandez – retenir un seul texte : ce serait Le bar des Amériques(Mémoire d’encrier). Sans doute parce que c'est le texte dans lequel la voix, pour dire les errances et les fêlures de la rupture amoureuse, comme allégorie des errances et fêlures contemporaines des îles de l'arc antillais, est parvenue, je crois, à être le plus déchirant. Comme dans les blues de Billie Holiday que j'écoutais en boucle à une certaine époque et dont le timbre profond comme un gouffre m'est revenu à l'oreille, lorsqu'il m'a fallu faire entendre le cœur brisé et la parole profondément déchirée de Bahia, le personnage central du livre. Sans doute aussi parce que c'est le texte dans lequel la forme parvient à être la plus libre, sans jamais être gratuite car sans cesse attachée à la vie maritime et au projet amoureux du narrateur : qui cherche à écrire à l'attention de Bahia qu'il a aimée dix-sept ans plus tôt sans pouvoir le lui dire, quatre carnets, comme quatre bouteilles jetées à la mer. Le texte, qui emprunte librement au journal intime, au carnet de voyage, au journal de bord, au poème lyrique et au roman maritime, s'efforçant, dans le flot ininterrompu de la phrase, de mimer le ressassement lui aussi ininterrompu des vagues, pour dire le travail amoureux d'une mémoire en quête inlassable des lambeaux d'une histoire ancienne, et donc lacunaire, mais dont la beauté, comme toute grande histoire d'amour, mérite d'être sauvée de l'oubli, et racontée.
4. Quels auteurs de la créolité conseillez-vous à nos lecteurs de la Bibliothèque des Amériques qui souhaitent découvrir la littérature antillaise?
Avant de se lancer dans la lecture des auteurs dits de la créolité, je recommanderai plutôt, comme porte d'entrée, de commencer par le roman de Joseph Zobel Rue Case Nègres, texte fondateur d'une modernité littéraire au regard de ce que pouvait être le roman antillais colonial du XIXe siècle. Ensuite, j'inviterai à lire, au gré de ses envies, des articles de la revue littéraire Tropiques, que la critique littéraire Suzanne Roussi, son époux, le poète Aimé Césaire, et le philosophe René Ménil, ont animé dans la première partie du XXe siècle. Les principaux enjeux esthétiques de la littérature antillaise contemporaine étant posés, en germe, dans la revue Tropiques qui peut être reçue comme une première domiciliation en Martinique des théories culturalistes qui ont occupé avec tant d'enthousiasme, et de controverse, les auteur.e.s de la deuxième partie du XXe siècle, dans leur effort pour positionner la création littéraire antillaise dans son espace américain, c'est-à-dire en autonomie par rapport aux normes esthétiques européennes. Effort, évidemment, repérable dans de nombreuses autres littératures de l'espace américain. Cette réalité d'une littérature antillaise, comme littérature américaine d'expression française, étant, au demeurant, déjà identifiable dans les thématiques que malgré lui, le roman antillais naturaliste du XIXe siècle qui se voulait français, aborde à travers son obsession obscène d'une humanité radicalement racialisée. Telle que l'Europe l'a projetée aux Amériques.
Mais à partir de la poésie de Césaire et des romans de Zobel, ce ne sont plus seulement de manière inaperçue les thématiques, ce sont aussi, et désormais consciemment, les poétiques (ce qu'on fait donc de la langue) et les esthétiques normatives (la conception de "ce que doit être" le texte pour être considéré comme "un texte antillais") qui entendent affirmer l'existence d'un champ littéraire autonome. Chaque auteur.e, Maryse Condé, Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Simone Scharwz-Bart, Gisèle Pineau, Ernest Pépin,pour ne citer que ces quelques grands noms, s'efforçant par la suite de tracer de manière somptueuse, à l'intérieur, à l'extérieur ou depuis les marges de ses enjeux culturels collectifs, l'absolue singularité d'une aventure littéraire individuelle.
Sur l’écriture
5. Quel est le rôle de l'oralité dans votre écriture?
Je sais qu'il y a eu en Martinique des débats passionnés autour de cette question. Les uns et les autres s'efforçant de rendre opératoire dans l'espace littéraire antillais des cadres d'analyse habituellement utilisés pour rendre compte du caractère oral de la littérature (épopées, contes, proverbes, etc.) des premières sociétés. Et ce, afin de pouvoir justifier théoriquement les choix esthétiques opérés par les écrivains dont les textes publiés à partir des années 70-80, empruntaient consciemment au matériau (langue créole, mythes, artisanats, etc.) issu de la société martiniquaise antérieure à la domination de la langue française écrite, imposée par les politiques d'assimilation voulues par l'État français et la bourgeoisie insulaire. J'ai trouvé ces débats très stimulants intellectuellement. Et importants idéologiquement, dans la mesure où ils ont permis de réhabiliter une part essentielle du patrimoine matériel et immatériel, au sein duquel les auteur.es, moi le premier, peuvent désormais librement puiser pour élaborer des fictions crédibles au regard des réalités géographiques, sociales, etc., du pays. Bien sûr, il ne suffit pas d'emprunter, ou ne pas emprunter, au matériau anthropologique laissé en héritage par le pays pour faire œuvre d'écriture créative.
Il faut aussi, et d'abord, être capable de faire entendre, dans le texte écrit, une voix originale et sans doute aussi s’efforcer de proposer un cadre de compréhension actualisé des sociétés créoles. Pour le reste, même si je trouve tous ces débats intellectuellement très enrichissants, dans ma pratique d’écriture proprement dite, je n’en ai jamais rien eu à faire. Quand j’écris, j’obéis, c’est tout, aux nécessités internes du type d’histoire que je vais raconter. C’est ce qui détermine les emprunts que je vais faire à telle ou telle tradition littéraire ou tel ou tel espace culturel. Dans Bord de Canal ou dans Le patron, les personnages sont des créolophones d’un certain âge, dont l’imaginaire et le champ lexical sont en grande partie liés à la société d’habitation : cela m’a contraint à utiliser des artifices qui donnent, à l’intérieur de la langue française écrite, le sentiment d’une certaine oralité créole.
Dans Les villes assassines, les personnages sont des jeunes marginaux d’aujourd’hui totalement urbanisés, et dont le créole consiste de plus en plus en une sorte de sabir anglo-jamaïcain imposé par les modes musicales contemporaines : là, j’ai analysé et fortement utilisé le matériau linguistique et les représentations de soi que véhiculent les textes qui accompagnent un certain type de musiques urbaines caribéennes, tout en faisant des emprunts à l’argot des townships d’Afrique du sud. Dans Le bar des Amériques et La Ballade de Leila Khane l’espace dans lequel les personnages évoluent mentalement et physiquement n’est pas circonscrit à l’espace martiniquais, et dans ces conditions il m’a fallu, pour une grande part, aller chercher ailleurs d’autres ressources pour rendre le récit vraisemblable. Bref, si je suis toujours assez curieux de ce que les controverses théoriques peuvent m’enseigner, dans les faits, j’agis comme la plupart des auteur.e.s : quand j’écris, c’est le texte, pendant qu’il s’écrit, qui me dicte sa loi.
6. Vous vivez en Martinique, la patrie d’Aimé Césaire qui aimait lire à haute voix ses propres poèmes. Il répondait souvent aux questions portant sur lui-même en citant ses vers. Pourriez-vous expliquer quel rapport Césaire entretenait avec l’écriture poétique? Quel est l’héritage de ce poète?
Vous me posez, je suppose, cette question, en raison de l’essai Aimé Césaire, la part intime, que j’ai consacré à la poésie de Césaire. Ce livre, en suivant pas à pas ce que Césaire dit lui-même de sa poésie, est conçue à la manière d'un récit, qui nous fait progressivement passé des ombres de la servitude intérieure aux lumières apaisées d'une liberté conquise par le travail de l'écriture. Le texte, qui n’est pas un travail d’analyse littéraire, a été construit de manière à pouvoir être porté à la scène, dans le cadre d'un dispositif qui fait alterner récit bio/bibliographique du poète et voix du poète lui-même proférant, à voix basse, les extraits de sa poésie. Le désir d'écrire ce livre m'ayant, au départ, été dicté par le fait que j'en avais assez d'entendre à longueur d'années des comédiens hurler un texte aussi intime que la poésie de Césaire, au motif que Césaire (ce sur quoi nous sommes tous d’accord) est une des figures majeures des philosophies de la décolonisation et qu'il a, comme il l'a lui-même écrit, lancer "le grand cri nègre".
Rejetant donc toute interprétation en surplomb ou savoir prétendument savant, l'essai se contente de mettre en scène la parole du poète qui, vous avez entièrement raison, était, et est dans l’essai, lecteur de lui-même. L’enjeu pour moi étant de faire entendre avec quelle tendresse, quelle beauté, quelle profondeur lyrique la littérature poétique de Césaire a aussi su poser un sujet amoureux et nommer sa part intime.Ce cheminement à travers la poésie de Césaire a joué un rôle important dans l’évolution de mon travail. L’essai marque (c'est pourquoi il ouvre ma deuxième trilogie) une inflexion plus accentuée de mes textes vers des thématiques intimistes, dont la tonalité lyrique se prolonge jusque dans La ballade de Leila Khane. Qui demeure, à ce jour, le seul recueil de poésie que j’ai écrit.
Vous le voyez donc : l’héritage d’un auteur aussi multiple et immense que Césaire est inépuisable. Certain.e .s retiennent sa pensée politique. D’autres, sa théorie de la culture. Ou la philosophie de l’histoire dont témoigne le tragique de son théâtre. Pour ma part, si toute son œuvre m’a passionné, j’ai surtout été ému par sa parole poétique s’efforçant, à voix basse, d’approcher au plus près des questions que nous posent nos vies intérieures.
Sur la francophonie
7. Vous vous considérez comme un écrivain des Amériques. Que cela signifie pour vous ?
Ce n'est pas tellement que je me "considère" comme un écrivain des Amériques. La Martinique est une île d'Amérique centrale. C'est un fait. Je fais avec. Et il ne m'est guère possible de faire autrement, pour peu qu'on se souvienne, comme je le disais au tout début, que le vécu qui donne prioritairement sa matière à mon écriture est "le lieu" (paysages, climats, sons, histoires, mythes, textes, espace social, etc.) que j'habite, et qui, comme tout sujet nécessairement situé quelque part, est le point de vue depuis lequel je vois et interroge le reste du monde.
8. Que vous inspire le mot francophonie sur le continent américain ?
Une appartenance supplémentaire et réconfortante. Habiter une langue commune (qui charrie, qu'on le veuille ou non, une histoire, une représentation du monde et des valeurs particulières), c'est au sein de ce vaste espace commun et éclaté qu'est le continent américain, une autre manière, plus resserrée, d'être ensemble et de se comprendre. Tout comme le permet la possibilité, pour nous autres Martiniquais, de partager avec d'autres peuples des Amériques une créolophonie, là aussi porteuse d'expériences et de croyances communes. Loin de céder aux tentations de "l'unique" et du "pur" qui me semblent, de nouveau, travailler certaines sociétés, il y a sans doute lieu de se réjouir et d'approfondir ces liens d'appartenances multiples.
Biographie d’Alfred Alexandre
Alfred Alexandre est né en 1970 à Fort-de-France, en Martinique. Après des études de philosophie à Paris, il retourne sur sa terre natale où il vit et exerce pendant un certain temps la profession d’enseignant-formateur en français. Son premier roman Bord de canal (Dapper, 2004) a obtenu le Prix des Amériques insulaires et de la Guyane 2006 et son premier texte théâtral La nuit caribéenne a été choisi parmi les dix meilleurs textes francophones au concours général d’Écriture Théâtrale Contemporaine de la Caraïbe (2007). Concepteur de projets culturels, Alfred Alexandre dirige actuellement l’agence d’auteur.e.s Ecriture théâtrale contemporaine en Caraïbe (Etc_Caraïbe), pour laquelle il a conçu le projet «Îles et continents ». Il est un des fondateurs et gestionnaires du collectif d’artistes Terre d’Arts, installé à Fort-de-France dans le parc naturel de Tivoli. Il est associé, en qualité de dramaturge, à la compagnie théâtrale 6e Continent/Les enfants de la mer.