Corpss

7 questions à Jean Marc Dalpé

Crédit photo : Rachelle Bergeron

Auteur phare de la littérature franco-ontarienne, Jean Marc Dalpé est trois fois lauréat du Prix littéraire du Gouverneur général, pour sa pièce Le Chien en 1988, pour son recueil de pièces Il n’y a que l’amour en 1999 et pour son premier roman Un vent se lève qui éparpille, en 2000. L’œuvre littéraire de Jean Marc Dalpé compte plusieurs pièces de théâtre, trois recueils de poésie, des traductions – de Shakespeare, Joyce, Mansel Robinson, Tomson Highway.

Cet auteur dramatique, poète et traducteur nous parle de Gabriel Dumont, figure historique de la nation métisse d'Amérique du Nord, de sa fascination pour l’art d’interprétation et de son appartenance à la culture franco-ontarienne.

Sur l’écriture et la lecture

1 - Vous êtes auteur d’une œuvre riche, diversifiée et reconnue. Vous célébrez 50 ans de carrière littéraire en 2022. Qu’est-ce qui a nourri votre écriture toutes ces années et qui continue de le faire?

Au tout début, il y a le jeu : le «si» magique de l’enfance qui nous donne accès au monde – ses merveilles et périls.

Et si j’étais l’oiseau qui passe là, oui oui là là dans le ciel… si j’avais un bâton et qu’un gros chien s’approchait… si j’étais le chien et que j’avais mal à une patte… si j’étais l’eau de l’océan en train de jouer avec le caillou sur la plage ou avec les grandes algues… si j’étais ce vieil homme en colère qui se parle tout seul dans son lit d’hôpital…

Plus tard, créer devient une façon d’être dans le monde, et le projet en cours ma façon de réagir à ce qui est là devant moi (parfois dedans?) qui me bouscule, m’émeut, me questionne, mais oui, j’avoue, plus souvent qu’autrement me scandalise, me fâche… Chaque projet naît d’une impulsion, et se construit ensuite en pensant à comment je veux intervenir dans (sur) le monde.


2 - La lecture demande-t-elle la même disposition que la création? Quel livre a changé votre vie?

Lire donne accès au monde d’un autre (son être, sa voix, son histoire, ses amours, ses peines, ses illusions) et comme chacun est unique, toutes les rencontres agissent sur nous à leur façon. Et toutes les rencontres sont des privilèges et oui, certaines ébranlent davantage que d’autres.

Comme Le Mythe de Sisyphe de Camus, Sanctuary de Faulkner, Cent ans de solitude de Marquez, La route des Flandres de Claude Simon, Les Belles-Sœurs de Tremblay...

Et tout Shakespeare depuis la première fois que j’ai trouvé le texte du fameux To be or not to be après avoir vu Lawrence Olivier jouer le Prince Danois à la télé en noir et blanc – j’avais peut-être huit ans.

Le choc de ne rien comprendre ce qu’on lit, mais de vouloir quand même l’apprendre par cœur. Je le ressens encore quand je me ferme les yeux.


3 - Vous avez traduit plusieurs auteurs contemporains ainsi que des œuvres de grands classiques (Shakespeare, Bertolt Brecht). Vous avez également signé des adaptations d’œuvres comme le dernier chapitre du roman Ulysses de James Joyce (Molly Bloom) ou le journal de Marta Hillers Une Femme à Berlin. Quels sont les plus grands défis de la traduction pour vous? En quoi la traduction est-elle une trahison pour vous?

Ah la traduction! Vaste sujet.

D’abord dire qu’aujourd’hui, j’en parle comme d’un art d’interprétation… oui comme le jeu. Et si Shakespeare/Brecht/Joyce voulait raconter une histoire en créant une pièce aujourd’hui à Montréal, Sudbury, Winnipeg?

Le texte originel a été créé par un auteur vivant dans un lieu et à un moment spécifique. Concevoir la traduction comme art d’interprétation signifie qu’on accepte que ce texte puisse s’incarner de plusieurs façons dans une autre langue qui, elle, est le produit (voire l’essence) d’une culture unique liée à son époque.

Chaque interprétation commence par une lecture attentive de l’original.

La justesse de l’interprète va dépendre de sa capacité à saisir les nuances de l’original, mais surtout à imaginer ce que l’auteur (Shakespeare/Brecht/Joyce) voulait susciter comme réaction chez son public.

Aucune interprétation ne peut reproduire exactement l’expérience de l’original. Il y a toujours un écart ou « trahison ». On peut verser une larme si on veut, mais il faut en faire son deuil et choisir la vie.

La traduction est bonne si elle est percutante.


4 - La pièce de théâtre Wild West Show de Gabriel Dumont/Gabriel Dumont’s Wild West Show a été co-créée par 10 auteurs et autrices allochtones et autochtones, mais aussi par de nombreux traducteurs et traductrices ayant participé à ce processus créatif. Est-ce une façon de représenter le multilinguisme des Premières Nations et des peuples fondateurs du Canada?

Ah… Le Wild West show de Gabriel Dumont! Autre vaste sujet et une des grandes expériences de ma vie professionnelle.

Au départ, Alexis Martin et moi, nous voulions raconter l’histoire trop peu connue (selon nous) de la place des Métis et du rôle du tandem Riel – Dumont dans les bouleversements politiques, économiques, écologiques qui ont transformé l’Ouest canadien à la fin du 19e siècle. Parler des forces, enjeux, et conflits de cette époque (pas si lointaine) nous semblait pertinent.

Mais assez rapidement, nous nous sommes rendu compte qu’il fallait inviter autour de la table les héritiers des communautés impliquées dans le récit… et qui vivent encore avec les conséquences des événements qu’on voulait raconter. La création à deux du texte est devenue un projet à dix voix deux langues (principales) quatre cultures (minimum)… on a voulu faire éclater toutes les habitudes isolationnistes et tous les silos culturels, administratifs, bureaucratiques et politiques qui nous empêchent de nous parler. De se parler pour de vrai.

Pas toujours facile. Mais ô combien formateur. Une fête.


5 - Vous êtes metteur en scène du spectacle Projet Terre qui est le titre du collectif éponyme publié aux éditions David sous la direction de Michel Thérien et Nelson Charest. Éric Charlebois, Maya Cousineau Mollen, Hélène Dorion, Daniel Groleau Landry, Chloé LaDuchesse, Amber O’Reilly et Véronique Sylvain auteurs et autrices de premier plan présentent leurs espoirs et angoisses liées à l'avenir de la planète. Pensez-vous avoir atteint, dans le message qu’envoie ce spectacle collectif, une sorte d’équilibre entre l’ombre et la lumière?

Je n’ai pas hésité à accepter quand on m’a invité à participer à ce recueil.

L’urgence d’agir est indéniable; la crise est planétaire; et si écrire un poème peut sembler dérisoire face à l’ampleur des enjeux… c’est qu’il l’est.

Mais mon cœur me dit que cinquante poèmes l’est un peu moins.

Et je n’ai pas hésité non plus quand on m’a invité à mettre en scène un spectacle-lecture de plusieurs des poèmes du recueil avec les poètes et des amis musiciens.

Parce que le geste solitaire de l’écriture prend tout son sens quand il se déploie au moment où il est reçu dans le corps/esprit/âme de l’autre. Notre semblable.

Et mon cœur me dit que rien n’est perdu encore tant que la poésie n’a pas dit son dernier mot.

Sur l’identité et la francophonie

6 - Vous affirmez que votre identité franco-ontarienne est poétique. Pourriez-vous préciser?

Je revendique mon identité franco-ontarienne poétique comme une belle grande folle fiction pour pouvoir envoyer au Yab’ la réalité drab où tous les passeports, preuves de citoyenneté, et cartes d’identité me sont imposés de l’extérieur.

Je revendique mon identité franco-ontarienne poétique pour pouvoir me défiler de temps en temps du monde désolant où on me définit selon le regard de l’autre.

L’identité franco-ontarienne poétique résiste à toutes les tentatives pour la définir. Elle peut être dansée, chantée, pleurée, criée, rappée, célébrée, gueulée, exaltée, contée, vantée, admirée, fêtée, commémorée, giguée… mais jamais mise en cage.

Je lutte pour elle parce qu’elle est poétique. Hors limites. Hors frontières.

Un frisson.


7 - Vous considérez-vous comme un écrivain engagé à l’égard de la francophonie?

Comme a écrit Desbiens…Je viens d’un pays où engagé veut dire que tu t’es trouvé une jobbe.

Biographie

Comédien, poète, romancier, dramaturge, traducteur et scénariste, Jean Marc Dalpé est né en 1957, à Ottawa. Il cofonde le Théâtre de la Vieille 17 (Rockland, Ontario) en 1979. En 1982, il s’installe à Sudbury et se joint à l’équipe du Théâtre du Nouvel-Ontario, où il développe une fructueuse collaboration avec Brigitte Haentjens. Sa production des décennies 1980-1990 contribue au renouvellement et à l’essor de la littérature franco-ontarienne. Établi à Montréal depuis 1989, où il a notamment enseigné à l’École nationale de théâtre, l’infatigable Dalpé écrit des pièces originales et réalise des traductions/adaptations qui prennent régulièrement l’affiche sur les scènes du Québec et de l’Ontario français.

Jean Marc Dalpé se place au rang des grands écrivains de notre époque. Il a remporté trois prix du Gouverneur général, le plus prestigieux prix littéraire au Canada : le premier pour sa pièce Le chien; viennent ensuite le recueil de pièces Il n’y a que l’amour et le roman Un vent se lève qui éparpille. Il est récipiendaire du prix du Nouvel-Ontario et de l’Ordre des francophones d’Amérique. Son œuvre publiée est considérable, et compte quantité de pièces, trois recueils de poésie, des traductions – de Shakespeare, Joyce, Mansel Robinson, Tomson Highway – et un roman.

Source : éditeur Prise de parole

Découvrez les œuvres de Jean Marc Dalpé et les essais sur son parcours littéraire dans la Bibliothèques des Amériques