10 questions à Françoise Enguehard
Crédit photo: Philippe Enguehard
Native de Saint-Pierre-et-Miquelon, Françoise Enguehard est une écrivaine et une journaliste établie à Saint-Jean de Terre-Neuve au Canada. Femme passionnée de l’histoire des communautés francophones, elle est actuellement engagée dans l’organisation du premier festival littéraire francophone de la province. Nous avons échangé avec Françoise Enguehard à l’occasion de la parution de son nouveau roman Le maître de Conche qui sera lancé lors du Festival littéraire de Terre-Neuve-et-Labrador. Française, Canadienne et Acadienne, Françoise Enguehard partage avec les lectrices et lecteurs de la Bibliothèque des Amériques sa réflexion sur l’écriture et sur l’identité culturelle et linguistique.
Sur la création
1. Vous êtes une figure de proue dans la francophonie des provinces de l’Atlantique. Quel rôle joue la création dans la vie de la femme militante que vous êtes?
Fort heureusement, je ne milite pas au quotidien! Mon militantisme vient plutôt de mon engagement soutenu au service de la langue française, de sa culture et de son patrimoine. Je me consacre donc à bien d’autres choses : mon travail en communication, ma famille et mes amis, mon écriture et des loisirs comme la lecture et la cuisine.
2. Qu’est-ce qui nourrit votre imaginaire?
L’Histoire me stimule beaucoup. J’aime imaginer le quotidien de ceux et celles qui occupaient le territoire avant nous. Mais, surtout, je suis portée par la mer et ce qu’elle éveille en moi d’émotions, de possibilités : son odeur, ses couleurs, ses vents, le bruit d’une coque qui fend les vagues ou celui des voiles tendues dans le vent, tout cela mène très loin, au propre comme au figuré.
Sur vos œuvres
3. Quelle est la genèse de votre plus récent roman Le maître de Conche ( 2022, Prise de parole), qui vient de paraître? Qu’est-ce qui vous a séduit dans l’histoire du petit village de Conche?
Comme je l’explique dans le roman, j’ai découvert Conche et les environs au début des années 2000 et j’ai été conquise par l’endroit, isolé de tout, face à la mer, mais surtout par les femmes que j’y ai rencontrées. Il y a là-bas un esprit communautaire et visionnaire peu commun et qui est absolument communicatif. Lorsqu’on m’a parlé de l’histoire de celui que j’appelle le maître de Conche, j’ai tout de suite eu envie de lui consacrer un roman tant il me semblait qu’il présidait encore, d’une certaine façon, aux destinées de son village.
4. Vous évoquez dans une histoire singulière de la relation entre Français et Anglais sur la côte de Terre-Neuve, au début du 19e siècle. De quoi s’agit-il?
Les pêcheurs français ont été une constante sur les côtes de Terre-Neuve depuis le XVIe siècle et jusqu’au début des années 1900. Cela me fait dire souvent que nous avons été les premiers à voir les Français arriver en Atlantique et les derniers à les voir partir. Jusqu’en 1904, une grande portion des côtes de l’île de Terre-Neuve était occupée d’avril à septembre par des milliers de pêcheurs de morue principalement bretons et normands. Ils devaient cohabiter le mieux possible avec les colons anglais installés eux aussi sur les côtes, un exercice rempli d’embûches. C’est un aspect bien peu connu de notre histoire, que ce soit ici au Canada ou en France.
5. Écrire signifie préserver la mémoire? Votre premier roman, Les litanies de l’Île-aux-chiens ( Prise de parole 1999), est un roman historique et une saga familiale dont l’action se passe aux îles Saint-Pierre-et-Miquelon. Est-ce que vous y évoquez des événements de votre histoire familiale?
Les litanies de l’île aux Chiens est un livre entièrement consacré à mon histoire familiale, plus précisément l’installation à Saint-Pierre-et-Miquelon de mon arrière-grand-père Victor Lemétayer et de sa femme Marie-Josèphe Ménard. J’ai consacré plus de trois ans à la recherche des faits et, comme le dit mon mari, « S’il y a une tempête dans le livre, c’est qu’elle a vraiment eu lieu. »
6. L’archipel du docteur Thomas, évoque l’histoire d’un médecin militaire qui est venu à Saint-Pierre au début du XXe siècle (Prise de parole, 2009). Quelle est la part de la recherche documentariste dans l’écriture de ce roman?
Ce second roman, qui se déroule lui aussi à Saint-Pierre-et-Miquelon, est basé sur un homme qui a bel et bien existé, le docteur Louis Thomas, et le roman se base sur des faits véridiques de sa vie. J’ai effectué de la recherche sur lui et sa vie après son départ de l’archipel mais une grande partie du livre est aussi de l’ordre du roman.
7. Vous êtes autrice de plusieurs romans qui s’adressent aux adultes comme aux jeunes. Quel est le grand thème qui traverse toutes vos œuvres littéraires? Quel est le message qui vous souhaitez leur transmettre?
Toute mon écriture est une réflexion sur l’appartenance au sens large, sur l’identité culturelle et linguistique bien sûr, mais aussi sur ce que les anglophones nomment joliment le « sense of place ». Que ce soit le personnage d’Elvis Bozec qui cherche le trésor de l’Île Rouge ( Le trésor d’Elvis Bozec, Bouton d’or Acadie 2011) et les traces de ses ancêtres bretons, le docteur Thomas qui rentre en France et ne s’y sent plus à sa place, Victor Lemétayer qui quitte sa Bretagne sans aucun regret et mon arrière-grand-mère qui peine à s’adapter à l’île aux Marins, tous mes personnages tentent de répondre à une question fondamentale : « Qui suis-je, lorsque mes repères changent? ».
Sur la francophonie
8. Vous avez une grande expérience en francophonie canadienne, parlez-nous des francophones et francophiles de Terre-Neuve-et-Labrador.
Les francophones de Terre-Neuve-et-Labrador représentent 1 % de la population, mais ils rayonnent beaucoup plus que cela dans la province. La communauté s’est affirmée dans les 50 dernières années (sa fédération fêtera ses 50 ans d’existence en 2023) et dispose maintenant d’écoles, d’un conseil scolaire et de beaucoup de services en français que je n’aurais jamais pensé obtenir quand j’ai commencé mon action dans les années 1970. Pour ma part, je ne suis plus impliquée directement dans les organisations francophones depuis un certain nombre d’années, mais il m’arrive de donner un coup de main, comme pour l’organisation du premier festival littéraire francophone de la province, à l’occasion duquel mon livre est lancé.
9. Qu’est-ce que cela signifie être francophone en 2022?
Être francophone, partout dans les Amériques c’est se lever chaque matin fier de sa culture, c’est faire le choix de cultiver sa langue, de la parler, de la partager et de la protéger. Être francophone c’est un engagement, une détermination, c’est préférer l’effort à la facilité qui serait de parler anglais parce que ce serait tellement plus simple.
10. Vous considérez-vous comme une écrivaine engagée?
Je ne me considère pas comme ça, non. Je me sers de ma langue pour parler de ce qui me touche, de ce qui est important à mes yeux. Quand j’écris mes chroniques hebdomadaires dans le journal l’Acadie Nouvelle, là, je m’engage.
Biographie
Native de Saint-Pierre-et-Miquelon, Françoise Enguehard est une écrivaine reconnue et une journaliste établie à Saint-Jean de Terre-Neuve depuis près de cinquante ans. Elle puise son inspiration dans l’océan qui l’entoure et dans ses diverses racines, françaises, acadiennes et irlandaises. Elle a remporté le Prix des lecteurs de Radio-Canada et le Prix Antonine-Maillet- Acadie Vie pour L’archipel du docteur Thomas (Prise de parole, 2009).